« Le PIB, cette prétendue mesure de la croissance économique, ne permet pas de distinguer les coûts des avantages. » Herman Daly, économiste à la Banque mondiale, auteur de « Steady State Economics ».Des économistes et des scientifiques se sont réunis à Paris en 2008 sous le thème de la Décroissance économique pour la soutenabilité écologique et l’équité sociale. Le mouvement pour la décroissance a pris de l’expansion suivant cette révolution de la pensée économique française. Une conférence similaire a eu lieu à Barcelone en 2010. Pour ma part, j’aide depuis deux ans à l’organisation de la Conférence sur la décroissance de Vancouver, au Canada. Des journalistes et des économistes traditionnels ont demandé pourquoi il est nécessaire d’avoir un mouvement qui préconise la décroissance. Voici les réponses à leurs questions.

« Le PIB, cette prétendue mesure de la croissance économique, ne permet pas de distinguer les coûts des avantages. » Herman Daly, économiste à la Banque mondiale, auteur de « Steady State Economics ».

Des économistes et des scientifiques se sont réunis à Paris en 2008 sous le thème de la Décroissance économique pour la soutenabilité écologique et l’équité sociale. Le mouvement pour la décroissance a pris de l’expansion suivant cette révolution de la pensée économique française. Une conférence similaire a eu lieu à Barcelone en 2010. Pour ma part, j’aide depuis deux ans à l’organisation de la Conférence sur la décroissance de Vancouver, au Canada. Des journalistes et des économistes traditionnels ont demandé pourquoi il est nécessaire d’avoir un mouvement qui préconise la décroissance. Voici les réponses à leurs questions.

Pourquoi concentrer ses efforts pour mettre fin à la croissance? La croissance n’est-elle pas naturelle?

Certes, la croissance est naturelle, mais même dans la nature elle est astreinte à certaines limites. Le mouvement pour la décroissance cherche à combattre l’augmentation de la consommation par les sociétés humaines, ayant pour causes la croissance économique, l’augmentation de la population et les conséquences de l’extraction des ressources (déversements pétroliers, fleuves pollués et excès de carbone dans l’atmosphère). Le système possède des mécanismes rétroactifs (dégel du pergélisol et émanations de méthane) qui accentuent les conséquences nuisibles de la croissance. Nous appellerons « débit » (en anglais throughput) l’ensemble des biens et services consommés par les sociétés humaines à un moment donné, ainsi que les déchets qui en résultent.

On entend ces jours-ci parler de « découpler » la croissance économique de la production matérielle et énergétique, un projet qui est en lui-même souhaitable, mais il faut être lucide, car la pratique nous offre très peu d’exemples concrets d’un tel découplage. Historiquement la croissance économique s’est traduite par une plus grande utilisation d’énergie et par un accroissement de la consommation des matières premières. D’aucuns ont par exemple soutenu que l’utilisation des ordinateurs permettrait d’ »économiser le papier », mais cela ne s’est jamais produit. Les sociétés humaines consomment de nos jours six fois plus de papier que ce n’était le cas en 1960. L’emploi des ordinateurs a permis d’accélérer la croissance économique, et bien que certains secteurs de la société en aient bénéficié, cette croissance a eu pour conséquence plus de consommation, de catastrophes écologiques et d’inégalités sociales.

Mais ne voulons-nous pas voir certains secteurs de l’économie prendre de l’expansion, comme les énergies renouvelables et les économies en développement?

Oui. Mais nos buts étant de parvenir à l’équilibre écologique et d’instaurer la justice sociale, il nous faudra respecter les limites que la nature assigne à la consommation des matières premières et de l’énergie. Une transition sociale peut se produire sans qu’on ait à faire croître tout le système, mais même les panneaux solaires et les éoliennes nécessitent des matériaux et de l’énergie, des terres rares, du cuivre, de l’acier, du silicium, et ainsi de suite. L’extraction du cuivre et du silicium ne se réalise pas avec du silicium ou de l’énergie solaire, mais plutôt à l’aide des hydrocarbures.

Il nous faut prendre conscience de l’ampleur des transitions que nous devons envisager. Actuellement, les 15% les plus riches des habitants de la terre consomment environ 85% des ressources. Pendant ce temps, notre population s’accroît et les pays s’attendent à voir le PIB de leurs économies s’apprécier de 3 à 4% par année. Avec ces taux de croissance, on peut envisager un scénario selon lequel la planète compterait en 2050 neuf milliards d’habitants, où régnerait la justice sociale et où les niveaux de vie seraient meilleurs, grâce aux énergies renouvelables.

Mais alors, il faudrait environ trente fois plus de ressources qu’on en consomme de nos jours. Nous serions alors bien inspirés de nous demander: cela est-il possible?

En outre, les systèmes énergétiques (les éoliennes, les générateurs photovoltaïques, les barrages) possèdent une durée de vie déterminée, de sorte que même si on installait une capacité énergétique suffisante à base d’énergies renouvelables pour satisfaire la demande de neuf milliards de terriens, il faudrait reconstruire cette infrastructure encore et encore, éternellement, afin d’assurer la « durabilité » du système. Dans la nature, désirer n’équivaut pas à pouvoir. La capacité de la Terre doit nous servir de point de départ, et c’est à partir de cette capacité que nous devons façonner notre transition culturelle.

Par conséquent, la conservation doit être la politique maîtresse de tout plan énergétique respectueux de l’environnement, puisque c’est la seule solution qui ne nécessite pas de croissance matérielle. Les mesures de conservation doivent d’abord être mises en pratique dans les pays riches. Si les consommateurs riches coupaient de moitié leur consommation d’énergie (chose possible puisque les économies développées gaspillent tellement d’énergie), alors le reste du monde pourrait doubler sa consommation d’énergie, et on pourrait encore réduire l’utilisation totale de l’énergie à l’échelle mondiale. Mais si on tente de fournir l’énergie nécessaire au fonctionnement d’une culture de consommation de 9 milliards d’habitants, axée sur les combustibles fossiles et portée sur le gaspillage, on se heurte à certaines lois dérangeantes de la physique, de la thermodynamique et de l’écologie.

Mais ne pourrait-on pas devenir plus efficace grâce à l’innovation?

Oui, mais encore faudra-t-il que nous remettions en question certains de nos postulats. Historiquement, l’espèce humaine a accru l’efficacité industrielle de millions de façons sans pour autant réduire la consommation. Lorsque la société parvient à se servir d’une ressource d’une manière plus efficace, son prix diminue, de sorte qu’on a tendance à s’en servir davantage, pas moins. En économique, ce phénomène s’appelle l’effet rebond; il a été documenté par Williams Jevons, dont les travaux ont porté sur l’ère du charbon. Certes, l’efficacité pourrait en théorie servir à réduire la consommation, mais en cette matière la feuille de route de l’humanité laisse beaucoup à désirer. Tout au long de l’Histoire, les gains en efficacité ont permis d’accroître les profits ou de réduire les coûts pour les consommateurs, mais sans que des économies de ressources soient réalisées. On peut en principe modifier cet état de choses, mais il ne faudrait pas être naïf.

Mais la croissance résulte d’une tendance biologique naturelle dictée par l’évolution.

Oui, la croissance n’est pas en elle-même mauvaise. Toutefois, la croissance n’est pas en elle-même « bonne », elle peut s’avérer destructrice même dans la nature. Quand des cellules se mettent à croître d’une manière débridée, c’est que le cancer est présent; si l’organisme n’arrête pas de se développer, c’est qu’il est obèse. Les espèces qui ont du succès se développent jusqu’à ce qu’elles dépassent la capacité limite de leurs milieux. La croissance peut devenir un fardeau.

Tout au long de l’Histoire, certaines sociétés dominantes se sont développées jusqu’à ce qu’elles épuisent les ressources de leurs habitats. Quelques-unes ont su simplifier leur fonctionnement, réduire leur croissance et se maintenir durablement. Les tenants actuels de la décroissance ne sont ni contre la diversité des sociétés ni contre l’innovation. Le mouvement pour la décroissance cherche simplement à souligner le lien historique qui existe entre la croissance économique et la destruction des écosystèmes, afin que la société soit sur ses gardes. Prendre ses désirs pour la réalité ne modifiera aucunement ce lien historique.

Diversité et complexité croissent sans relâche. La nature impose-t-elle vraiment une limite à la croissance?

Le mot « croissance » comporte des significations diverses selon les contextes. Certaines choses immatérielles, abstraites (la diversité des espèces, l’innovation, ou les idées exprimées par l’espèce humaine) peuvent « prendre de l’expansion », mais il s’agit d’une croissance qui diffère complètement de celle des objets techniques concrets, que sont par exemple les populations, les téléphones cellulaires ou les centrales électriques.

Même les qualités immatérielles ou les sentiments abstraits, tels que la beauté ou l’amour, reposent sur des fondements qui comportent des limites. Si la nature peut engendrer cinq ou cinquante espèces de pinsons, elle n’en impose pas moins des limites quant à la biomasse totale constituée par les pinsons, les forêts, les êtres humains, ou quant à la quantité d’objets techniques produits par le genre humain. Lorsque les forêts atteignent une limite appelée « maturité », elles parviennent à une situation d’homéostasie dynamique, caractérisée par une biomasse approximativement stable et une diversité changeante.

L’humanité est capable d’engendrer une quantité pratiquement illimitée de styles musicaux, mais seulement un nombre restreint de violoncelles en érable munis de touches d’acajou. La présence d’une chaîne d’approvisionnement biophysique rend possible l’innovation sociale « immatérielle ». Songer à de nouvelles innovations exige une consommation d’objets matériels presque nulle, mais leur mise en pratique demande de l’énergie et des matériaux.

L’infrastructure du savoir (l’éducation, les livres, Internet, les conférences), dont la fonction est d’alimenter le monde des idées, suppose nécessairement une consommation matérielle et une production de déchets. C’est pourquoi les cultures qui ont dominé les autres par l’importance de leurs innovations techniques sont aussi celles qui ont dominé au chapitre de la consommation des ressources. L’internaute a volontiers l’impression qu’il a « gratuitement » accès à de l’information, mais en fait le fonctionnement d’Internet nécessite une énorme quantité de matériaux, d’énergie et de puits de déchets. L’accumulation des différences (la diversité) n’équivaut pas à l’accumulation des objets. Nous devrons critiquer avec précision les thèses erronées voulant que la croissance économique soit possible sans augmentation de la consommation et sans production supplémentaire de déchets.

Mais la biosphère accroît sa consommation d’énergie, de matériaux et sa production de déchets depuis des milliards d’années, et elle ne donne aucun signe de vouloir s’arrêter.

Cette affirmation doit être nuancée pour les deux raisons suivantes: les rythmes de croissance actuels sont infiniment plus rapides que jadis, et les écosystèmes ont toujours subi de nombreux effondrements naturels.

Premièrement, les taux de croissance observés dans la nature demeurent minuscules par rapport à ceux des économies humaines. Les nations souveraines cherchent communément à faire croître leurs économies nationales de 3 à 4 pour cent par année. Depuis environ 1750, ce rythme de croissance a pour résultat le doublement de la consommation humaine tous les vingt ans. Il en est tout autrement dans la nature, car depuis 500 millions d’années, la biomasse terrestre a doublé à chaque 50 millions d’années, soit une cadence 2 millions de fois inférieure à la croissance de l’économie ou de la consommation. Dans la nature, la croissance est très lente. Or ce rythme d’expansion n’a absolument rien à voir avec les taux de croissance que les banquiers et les économistes néoclassiques cherchent à atteindre.

Deuxièmement, les effondrements ont été fréquents tout au long de la préhistoire, ce dont témoignent les fossiles qu’on a découverts, de même que durant l’histoire de l’humanité. En fait, la biodiversité n’a pas atteint sa capacité limite seulement lors des « cinq grandes extinctions », mais aussi lors de milliers d’extinctions d’importance secondaire. Il y a environ 600 millions d’années, la présence d’oxygène libre a permis aux cellules d’extraire plus d’énergie à partir de l’écosystème, ce qui a donné libre cours à une extraordinaire augmentation de la diversité. Cependant, cette croissance s’est heurtée plusieurs fois aux limites imposées par les habitats entre 550 et 200 millions d’années, au fur et à mesure que les populations d’espèces s’effondraient, se rétablissaient et s’effondraient à nouveau. Dans la nature, il est indéniable que la croissance s’interrompt, puis repart. C’est pendant l’ère cambrienne que la vitesse de croissance de la diversité a atteint son sommet, il y a 550 à 500 millions d’années, et elle n’a jamais été égalée depuis. La diversité n’a rien d’une progression à sens unique; elle s’accroît, connaît des ratés, s’effondre puis se rétablit selon la capacité du milieu et ses caractéristiques.

De nos jours, l’étalement des populations humaines fait reculer la biodiversité de la planète. L’homme occupe et malmène les habitats, il prend la place des espèces qui s’y trouvent et les fait disparaître. Si la croissance naturelle était sans bornes, alors ces espèces pourraient survivre à l’expansion de l’humanité, mais cette croissance envahit et épuise les écosystèmes, révélant par le fait même les limites de la nature.

De même, nous assistons simultanément à un accroissement de la diversité culturelle et à une perte d’identité culturelle. La croissance industrielle eut pour effet d’affaiblir à la fois la diversité culturelle et la diversité des espèces. L’anthropologue et historien Joseph Tainter a montré que lorsque les sociétés prennent de l’expansion, elles font inévitablement face à des difficultés liées à la capacité de leurs habitats. Cherchant à résoudre ces difficultés, elles mettent au point de nouvelles technologies, mais ces solutions ont tendance à faire apparaître d’autres problèmes (l’irrigation entraîne la salinisation, l’énergie atomique provoque des cas de leucémie, etc.). Comme Tainter l’explique dans son ouvrage intitulé L’effondrement des sociétés complexes, les sociétés ayant atteint un niveau élevé de complexité finissent par devoir faire face aux « rendements décroissants » de leurs innovations. Quelques sociétés triomphent de ce dilemme en simplifiant leurs systèmes, mais la plupart exploitent leurs habitats à l’excès et s’effondrent. Pour les sociétés qui exploitent à outrance leurs habitats, la croissance ne représente pas une solution. Bien au contraire, les solutions au problème de la surexploitation des milieux de vie résident dans la réduction de la consommation, la simplification et un retour aux lois fondamentales de l’écologie.

La complexité des sociétés humaines s’est accentuée depuis les cent mille dernières années, elle a été ponctuée par des effondrements et des reculs écosystémiques. Il est certain que le succès des sociétés comporte des coûts environnementaux et sociaux. L’économiste Kenneth Boulding appelle ces pertes écologiques et culturelles les « coûts métaboliques » de la croissance. Donella Meadows et d’autres ont pour leur part simplement souligné la présence de « limites à la croissance ». Puisque l’empreinte écologique de l’espèce humaine menace désormais l’équilibre écologique mondial, on ne sait pas si la croissance de la complexité des sociétés humaines va se poursuivre.

Les tenants de la décroissance suggèrent que la stratégie optimale pour assurer une diversité maximale des sociétés consiste à stabiliser notre consommation et notre expansion démographique. L’homéostasie dynamique, c’est-à-dire le moyen que possède la nature pour assurer véritablement sa durabilité, formule des exigences quant à la croissance des choses, et la simplicité s’avère aussi importante que la complexité. La notion de décroissance n’a pas pour but de détruire la société humaine, mais bien de la préserver.

Si nos économies axées sur la croissance recyclent comme le fait la nature, ne sont-elles pas alors plus durables?

Oui, bien sûr, mais nous devons cependant comprendre ce qu’il en coûte à la nature pour recycler, et quelles sont ses limites. En ce qui a trait à la production économique, on devrait essayer de s’approcher le plus possible d’un taux de recyclage de 100 pour cent, bien qu’en lui-même le recyclage exige de l’énergie et des matériaux. Dans la nature, le recyclage n’est pas qu’une solution, c’est un coût inhérent à la vie. Les lois de la transformation de l’énergie nous enseignent que recycler à 100 pour cent est impossible, même dans la nature, parce que le recyclage exige une consommation d’énergie et de matériaux.

S’attaquer à la croissance est contre-productif parce que les gens ont soif d’espoir et s’attendent à ce que la croissance soit au rendez-vous.

À l’automne, quand les feuilles tombent et que l’air devient froid, ce n’est pas faire preuve de « pessimisme » de souligner que l’hiver s’en vient. Un espoir délirant n’est d’aucune utilité.

Le mouvement pour la décroissance n’ »attaque » pas la croissance, celle-ci occupant une place légitime au sein de la nature. Le mouvement pour la décroissance cherche simplement à exposer le faux-semblant qui consiste à vanter les avantages de la croissance économique tout en passant sous silence les coûts qui y sont liés. Typiquement, les pays riches évitent les dépenses liées à la croissance en les refilant aux pays pauvres, et en chargeant la nature de s’occuper du problème: ils exportent leurs ordures ménagères dans des pays en développement, immergent leurs déchets en mer, exploitent les ouvriers pour garder les coûts de fabrication très bas, et massacrent les paysages pour se procurer des ressources minières. À titre d’exemple, les émissions chinoises de CO2 sont dans une large mesure des émissions dont les pays d’Europe et les États-Unis sont responsables, parce que ces pays consomment les produits engendrés par cette pollution.

Bien entendu, les gens résistent instinctivement à l’idée que leur consommation puisse avoir des limites. Le cours naturel de l’évolution a progressivement forgé ces instincts qui nous poussent à consommer toujours plus, mais ces mêmes instincts ne vont pas faire disparaître les limites à croissance. Même lorsque la nature n’est pas soumise à l’intervention humaine, les instincts deviennent parfois contre-productifs. L’agression, par exemple, existe parce qu’elle possède une valeur de survie, mais dans certains contextes l’agression devient destructrice. Les instincts deviennent parfois nuisibles lorsque le contexte se transforme. Lorsqu’une espèce a atteint les limites de son habitat, les instincts qui la poussent à accroître son territoire et à se multiplier deviennent un handicap.

Mais les pays pauvres n’anéantissent-ils pas leurs écosystèmes autant que les pays riches?

Oui, mais habituellement ces pays sont pillés et exploités par les pays riches. Toute population suffisamment nombreuse, peu importe l’endroit où elle se trouve sur la planète, est capable d’épuiser son milieu de vie, mais l’expansion industrielle des pays riches demeure la principale cause de la destruction environnementale à l’échelon mondial. Plusieurs cultures durables se sont maintenues pendant des milliers d’années, et elles auraient pu se maintenir pendant plusieurs autres millénaires, si quelques pays industrialisés ne les avaient pas colonisées. Ces puissances étrangères ont pillé les ressources des autochtones, elles ont pris des esclaves parmi eux, elles leur ont fait la guerre, elles se sont livrées à des génocides, et cetera. En cette ère industrielle où nous vivons, les nations fortunées évacuent certains de leurs problèmes en les exportant dans les pays pauvres: on y pratique de plus en plus l’extraction destructrice des ressources naturelles, l’enfouissement des déchets, les coûts sociaux étant imposés aux pays sous-développés.

L’Afrique n’est pas pauvre et ses écosystèmes épuisés parce que les Africains consomment trop d’objets, elle est pauvre et ses écosystèmes en piteux état parce que l’Europe et l’Amérique du Nord l’ont pillée afin d’alimenter leur croissance économique. La Chine, le Japon et d’autres pays industrialisés participent maintenant à ce dépouillement des pays pauvres et du patrimoine international. La nature impose des limites à la croissance démographique, mais en ce qui concerne l’humanité, les principales causes de la destruction des écosystèmes demeurent le degré élevé de consommation des pays riches et l’expansion économique.

Plutôt que de nous lancer dans la décroissance, n’est-il pas préférable de nous limiter à préserver nos écosystèmes?

Si nos planificateurs politiques, économiques et sociaux comprenaient vraiment les écosystèmes, nous pourrions peut-être éviter plusieurs des difficultés avec lesquelles nous devons nous débattre.

Il faut comprendre que la décroissance n’est pas qu’un cri de ralliement ou une idée insignifiante. La décroissance est un concept naturel que notre société doit saisir, peu importe si on l’appelle décroissance, limites à la croissance, coûts de la complexité, exploitation excessive du milieu, capacité limite, coûts métaboliques, rendements décroissants de l’innovation, limites entropiques, « Heureux les doux, car ils posséderont la terre », ou « Consommer moins pour mieux vivre », comme le disait Arne Naess.

Le problème, pour la société, n’est pas que ces idées soient trop compliquées ou erronées, c’est qu’elles dérangent les riches et les puissants. Chacun espère davantage. Les millionnaires veulent devenir milliardaires. Plus une poignée de particuliers accapare et thésaurise, moins il en reste pour les autres. D’un autre côté, au fur et à mesure que nous apprendrons à partager et à vivre modestement, nos écosystèmes sauront se rétablir et nous donner les trésors que la nature peut nous offrir. La meilleure stratégie que les pays pauvres puissent adopter pour ne pas s’enfoncer davantage dans l’ornière de la pauvreté consiste à mettre leurs écosystèmes à l’abri du pillage.

Le mouvement pour la décroissance préconise de mener une existence plus enrichissante en consommant moins d’objets matériels. Nous devrions faire porter notre effort économique sur la satisfaction des besoins essentiels de tous les membres de la famille humaine, au lieu d’en enrichir quelques-uns, pendant que les autres crient famine. Une fois satisfaits les besoins essentiels à l’existence, consommer plus d’objets matériels ne rend pas plus heureux. Ce qui rend heureux, ce sont les réseaux d’amitié, la famille, le voisinage, la créativité, les loisirs, l’amour, la camaraderie et les moments passés dans la nature. Tout cela peut prendre de l’ampleur sans qu’on ait à consommer beaucoup d’objets matériels. Nous devrions accorder plus de place à ces aspects de nos vies.

Ce dialogue public sur les limites à la croissance pourrait être le plus important du siècle en cours. Et nous ferions mieux de faire les choses comme il faut, parce que des chances pareilles, l’humanité n’en aura peut-être plus beaucoup.

Rex Weyler a été le Directeur de la Fondation Greenpeace, le premier rédacteur-en-chef du bulletin de Greenpeace et le co-fondateur de Greenpeace International en 1979.

« Le PIB, cette prétendue mesure de la croissance économique, ne permet pas de distinguer les coûts des avantages. » Herman Daly, économiste à la Banque mondiale, auteur de « Steady State Economics ».

 

Des économistes et des scientifiques se sont réunis à Paris en 2008 sous le thème de la Décroissance économique pour la soutenabilité écologique et l’équité sociale. Le mouvement pour la décroissance a pris de l’expansion suivant cette révolution de la pensée économique française. Une conférence similaire a eu lieu à Barcelone en 2010. Pour ma part, j’aide depuis deux ans à l’organisation de la Conférence sur la décroissance de Vancouver, au Canada. Des journalistes et des économistes traditionnels ont demandé pourquoi il est nécessaire d’avoir un mouvement qui préconise la décroissance. Voici les réponses à leurs questions.

Pourquoi concentrer ses efforts pour mettre fin à la croissance? La croissance n’est-elle pas naturelle?

 

Certes, la croissance est naturelle, mais même dans la nature elle est astreinte à certaines limites.

 

Le mouvement pour la décroissance cherche à combattre l’augmentation de la consommation par les sociétés humaines, ayant pour causes la croissance économique, l’augmentation de la population et les conséquences de l’extraction des ressources (déversements pétroliers, fleuves pollués et excès de carbone dans l’atmosphère). Le système possède des mécanismes rétroactifs (dégel du pergélisol et émanations de méthane) qui accentuent les conséquences nuisibles de la croissance. Nous appellerons « débit » (en anglais throughput) l’ensemble des biens et services consommés par les sociétés humaines à un moment donné, ainsi que les déchets qui en résultent.

 

On entend ces jours-ci parler de « découpler » la croissance économique de la production matérielle et énergétique, un projet qui est en lui-même souhaitable, mais il faut être lucide, car la pratique nous offre très peu d’exemples concrets d’un tel découplage. Historiquement la croissance économique s’est traduite par une plus grande utilisation d’énergie et par un accroissement de la consommation des matières premières. D’aucuns ont par exemple soutenu que l’utilisation des ordinateurs permettrait d’ »économiser le papier », mais cela ne s’est jamais produit. Les sociétés humaines consomment de nos jours six fois plus de papier que ce n’était le cas en 1960. L’emploi des ordinateurs a permis d’accélérer la croissance économique, et bien que certains secteurs de la société en aient bénéficié, cette croissance a eu pour conséquence plus de consommation, de catastrophes écologiques et d’inégalités sociales.

Mais ne voulons-nous pas voir certains secteurs de l’économie prendre de l’expansion, comme les énergies renouvelables et les économies en développement?

 

Oui. Mais nos buts étant de parvenir à l’équilibre écologique et d’instaurer la justice sociale, il nous faudra respecter les limites que la nature assigne à la consommation des matières premières et de l’énergie. Une transition sociale peut se produire sans qu’on ait à faire croître tout le système, mais même les panneaux solaires et les éoliennes nécessitent des matériaux et de l’énergie, des terres rares, du cuivre, de l’acier, du silicium, et ainsi de suite. L’extraction du cuivre et du silicium ne se réalise pas avec du silicium ou de l’énergie solaire, mais plutôt à l’aide des hydrocarbures.

 

Il nous faut prendre conscience de l’ampleur des transitions que nous devons envisager. Actuellement, les 15 % les plus riches des habitants de la terre consomment environ 85 % des ressources. Pendant ce temps, notre population s’accroît et les pays s’attendent à voir le PIB de leurs économies s’apprécier de 3 à 4 % par année. Avec ces taux de croissance, on peut envisager un scénario selon lequel la planète compterait en 2050 neuf milliards d’habitants, où régnerait la justice sociale et où les niveaux de vie seraient meilleurs, grâce aux énergies renouvelables. Mais alors, il faudrait environ trente fois plus de ressources qu’on en consomme de nos jours. Nous serions alors bien inspirés de nous demander: cela est-il possible?

 

En outre, les systèmes énergétiques (les éoliennes, les générateurs photovoltaïques, les barrages) possèdent une durée de vie déterminée, de sorte que même si on installait une capacité énergétique suffisante à base d’énergies renouvelables pour satisfaire la demande de neuf milliards de terriens, il faudrait reconstruire cette infrastructure encore et encore, éternellement, afin d’assurer la « durabilité » du système. Dans la nature, désirer n’équivaut pas à pouvoir. La capacité de la Terre doit nous servir de point de départ, et c’est à partir de cette capacité que nous devons façonner notre transition culturelle.

 

Par conséquent, la conservation doit être la politique maîtresse de tout plan énergétique respectueux de l’environnement, puisque c’est la seule solution qui ne nécessite pas de croissance matérielle. Les mesures de conservation doivent d’abord être mises en pratique dans les pays riches. Si les consommateurs riches coupaient de moitié leur consommation d’énergie (chose possible puisque les économies développées gaspillent tellement d’énergie), alors le reste du monde pourrait doubler sa consommation d’énergie, et on pourrait encore réduire l’utilisation totale de l’énergie à l’échelle mondiale. Mais si on tente de fournir l’énergie nécessaire au fonctionnement d’une culture de consommation de 9 milliards d’habitants, axée sur les combustibles fossiles et portée sur le gaspillage, on se heurte à certaines lois dérangeantes de la physique, de la thermodynamique et de l’écologie.

Mais ne pourrait-on pas devenir plus efficace grâce à l’innovation?

 

Oui, mais encore faudra-t-il que nous remettions en question certains de nos postulats. Historiquement, l’espèce humaine a accru l’efficacité industrielle de millions de façons sans pour autant réduire la consommation. Lorsque la société parvient à se servir d’une ressource d’une manière plus efficace, son prix diminue, de sorte qu’on a tendance à s’en servir davantage, pas moins. En économique, ce phénomène s’appelle l’effet rebond; il a été documenté par Williams Jevons, dont les travaux ont porté sur l’ère du charbon. Certes, l’efficacité pourrait en théorie servir à réduire la consommation, mais en cette matière la feuille de route de l’humanité laisse beaucoup à désirer. Tout au long de l’Histoire, les gains en efficacité ont permis d’accroître les profits ou de réduire les coûts pour les consommateurs, mais sans que des économies de ressources soient réalisées. On peut en principe modifier cet état de choses, mais il ne faudrait pas être naïf.

Mais la croissance résulte d’une tendance biologique naturelle dictée par l’évolution.

 

Oui, la croissance n’est pas en elle-même mauvaise. Toutefois, la croissance n’est pas en elle-même « bonne », elle peut s’avérer destructrice même dans la nature. Quand des cellules se mettent à croître d’une manière débridée, c’est que le cancer est présent; si l’organisme n’arrête pas de se développer, c’est qu’il est obèse. Les espèces qui ont du succès se développent jusqu’à ce qu’elles dépassent la capacité limite de leurs milieux. La croissance peut devenir un fardeau.

 

Tout au long de l’Histoire, certaines sociétés dominantes se sont développées jusqu’à ce qu’elles épuisent les ressources de leurs habitats. Quelques-unes ont su simplifier leur fonctionnement, réduire leur croissance et se maintenir durablement. Les tenants actuels de la décroissance ne sont ni contre la diversité des sociétés ni contre l’innovation. Le mouvement pour la décroissance cherche simplement à souligner le lien historique qui existe entre la croissance économique et la destruction des écosystèmes, afin que la société soit sur ses gardes. Prendre ses désirs pour la réalité ne modifiera aucunement ce lien historique.

Diversité et complexité croissent sans relâche. La nature impose-t-elle vraiment une limite à la croissance?

 

Le mot « croissance » comporte des significations diverses selon les contextes. Certaines choses immatérielles, abstraites (la diversité des espèces, l’innovation, ou les idées exprimées par l’espèce humaine) peuvent « prendre de l’expansion », mais il s’agit d’une croissance qui diffère complètement de celle des objets techniques concrets, que sont par exemple les populations, les téléphones cellulaires ou les centrales électriques.

 

Même les qualités immatérielles ou les sentiments abstraits, tels que la beauté ou l’amour, reposent sur des fondements qui comportent des limites. Si la nature peut engendrer cinq ou cinquante espèces de pinsons, elle n’en impose pas moins des limites quant à la biomasse totale constituée par les pinsons, les forêts, les êtres humains, ou quant à la quantité d’objets techniques produits par le genre humain. Lorsque les forêts atteignent une limite appelée « maturité », elles parviennent à une situation d’homéostasie dynamique, caractérisée par une biomasse approximativement stable et une diversité changeante.

 

L’humanité est capable d’engendrer une quantité pratiquement illimitée de styles musicaux, mais seulement un nombre restreint de violoncelles en érable munis de touches d’acajou. La présence d’une chaîne d’approvisionnement biophysique rend possible l’innovation sociale « immatérielle ». Songer à de nouvelles innovations exige une consommation d’objets matériels presque nulle, mais leur mise en pratique demande de l’énergie et des matériaux.

 

L’infrastructure du savoir (l’éducation, les livres, Internet, les conférences), dont la fonction est d’alimenter le monde des idées, suppose nécessairement une consommation matérielle et une production de déchets. C’est pourquoi les cultures qui ont dominé les autres par l’importance de leurs innovations techniques sont aussi celles qui ont dominé au chapitre de la consommation des ressources. L’internaute a volontiers l’impression qu’il a « gratuitement » accès à de l’information, mais en fait le fonctionnement d’Internet nécessite une énorme quantité de matériaux, d’énergie et de puits de déchets. L’accumulation des différences (la diversité) n’équivaut pas à l’accumulation des objets. Nous devrons critiquer avec précision les thèses erronées voulant que la croissance économique soit possible sans augmentation de la consommation et sans production supplémentaire de déchets.

Mais la biosphère accroît sa consommation d’énergie, de matériaux et sa production de déchets depuis des milliards d’années, et elle ne donne aucun signe de vouloir s’arrêter.

 

Cette affirmation doit être nuancée pour les deux raisons suivantes: les rythmes de croissance actuels sont infiniment plus rapides que jadis, et les écosystèmes ont toujours subi de nombreux effondrements naturels.

 

Premièrement, les taux de croissance observés dans la nature demeurent minuscules par rapport à ceux des économies humaines. Les nations souveraines cherchent communément à faire croître leurs économies nationales de 3 à 4 pour cent par année. Depuis environ 1750, ce rythme de croissance a pour résultat le doublement de la consommation humaine tous les vingt ans. Il en est tout autrement dans la nature, car depuis 500 millions d’années, la biomasse terrestre a doublé à chaque 50 millions d’années, soit une cadence 2 millions de fois inférieure à la croissance de l’économie ou de la consommation. Dans la nature, la croissance est très lente. Or ce rythme d’expansion n’a absolument rien à voir avec les taux de croissance que les banquiers et les économistes néoclassiques cherchent à atteindre.

 

Deuxièmement, les effondrements ont été fréquents tout au long de la préhistoire, ce dont témoignent les fossiles qu’on a découverts, de même que durant l’histoire de l’humanité. En fait, la biodiversité n’a pas atteint sa capacité limite seulement lors des « cinq grandes extinctions », mais aussi lors de milliers d’extinctions d’importance secondaire. Il y a environ 600 millions d’années, la présence d’oxygène libre a permis aux cellules d’extraire plus d’énergie à partir de l’écosystème, ce qui a donné libre cours à une extraordinaire augmentation de la diversité. Cependant, cette croissance s’est heurtée plusieurs fois aux limites imposées par les habitats entre 550 et 200 millions d’années, au fur et à mesure que les populations d’espèces s’effondraient, se rétablissaient et s’effondraient à nouveau. Dans la nature, il est indéniable que la croissance s’interrompt, puis repart. C’est pendant l’ère cambrienne que la vitesse de croissance de la diversité a atteint son sommet, il y a 550 à 500 millions d’années, et elle n’a jamais été égalée depuis. La diversité n’a rien d’une progression à sens unique; elle s’accroît, connaît des ratés, s’effondre puis se rétablit selon la capacité du milieu et ses caractéristiques.

 

De nos jours, l’étalement des populations humaines fait reculer la biodiversité de la planète. L’homme occupe et malmène les habitats, il prend la place des espèces qui s’y trouvent et les fait disparaître. Si la croissance naturelle était sans bornes, alors ces espèces pourraient survivre à l’expansion de l’humanité, mais cette croissance envahit et épuise les écosystèmes, révélant par le fait même les limites de la nature.

 

De même, nous assistons simultanément à un accroissement de la diversité culturelle et à une perte d’identité culturelle. La croissance industrielle eut pour effet d’affaiblir à la fois la diversité culturelle et la diversité des espèces. L’anthropologue et historien Joseph Tainter a montré que lorsque les sociétés prennent de l’expansion, elles font inévitablement face à des difficultés liées à la capacité de leurs habitats. Cherchant à résoudre ces difficultés, elles mettent au point de nouvelles technologies, mais ces solutions ont tendance à faire apparaître d’autres problèmes (l’irrigation entraîne la salinisation, l’énergie atomique provoque des cas de leucémie, etc.). Comme Tainter l’explique dans son ouvrage intitulé L’effondrement des sociétés complexes, les sociétés ayant atteint un niveau élevé de complexité finissent par devoir faire face aux « rendements décroissants » de leurs innovations. Quelques sociétés triomphent de ce dilemme en simplifiant leurs systèmes, mais la plupart exploitent leurs habitats à l’excès et s’effondrent. Pour les sociétés qui exploitent à outrance leurs habitats, la croissance ne représente pas une solution. Bien au contraire, les solutions au problème de la surexploitation des milieux de vie résident dans la réduction de la consommation, la simplification et un retour aux lois fondamentales de l’écologie.

 

La complexité des sociétés humaines s’est accentuée depuis les cent mille dernières années, elle a été ponctuée par des effondrements et des reculs écosystémiques. Il est certain que le succès des sociétés comporte des coûts environnementaux et sociaux. L’économiste Kenneth Boulding appelle ces pertes écologiques et culturelles les « coûts métaboliques » de la croissance. Donella Meadows et d’autres ont pour leur part simplement souligné la présence de « limites à la croissance ». Puisque l’empreinte écologique de l’espèce humaine menace désormais l’équilibre écologique mondial, on ne sait pas si la croissance de la complexité des sociétés humaines va se poursuivre.

 

Les tenants de la décroissance suggèrent que la stratégie optimale pour assurer une diversité maximale des sociétés consiste à stabiliser notre consommation et notre expansion démographique. L’homéostasie dynamique, c’est-à-dire le moyen que possède la nature pour assurer véritablement sa durabilité, formule des exigences quant à la croissance des choses, et la simplicité s’avère aussi importante que la complexité. La notion de décroissance n’a pas pour but de détruire la société humaine, mais bien de la préserver.

Si nos économies axées sur la croissance recyclent comme le fait la nature, ne sont-elles pas alors plus durables?

 

Oui, bien sûr, mais nous devons cependant comprendre ce qu’il en coûte à la nature pour recycler, et quelles sont ses limites. En ce qui a trait à la production économique, on devrait essayer de s’approcher le plus possible d’un taux de recyclage de 100 pour cent, bien qu’en lui-même le recyclage exige de l’énergie et des matériaux. Dans la nature, le recyclage n’est pas qu’une solution, c’est un coût inhérent à la vie. Les lois de la transformation de l’énergie nous enseignent que recycler à 100 pour cent est impossible, même dans la nature, parce que le recyclage exige une consommation d’énergie et de matériaux.

S’attaquer à la croissance est contre-productif parce que les gens ont soif d’espoir et s’attendent à ce que la croissance soit au rendez-vous.

 

À l’automne, quand les feuilles tombent et que l’air devient froid, ce n’est pas faire preuve de « pessimisme » de souligner que l’hiver s’en vient. Un espoir délirant n’est d’aucune utilité.

 

Le mouvement pour la décroissance n’ »attaque » pas la croissance, celle-ci occupant une place légitime au sein de la nature. Le mouvement pour la décroissance cherche simplement à exposer le faux-semblant qui consiste à vanter les avantages de la croissance économique tout en passant sous silence les coûts qui y sont liés. Typiquement, les pays riches évitent les dépenses liées à la croissance en les refilant aux pays pauvres, et en chargeant la nature de s’occuper du problème: ils exportent leurs ordures ménagères dans des pays en développement, immergent leurs déchets en mer, exploitent les ouvriers pour garder les coûts de fabrication très bas, et massacrent les paysages pour se procurer des ressources minières. À titre d’exemple, les émissions chinoises de CO2 sont dans une large mesure des émissions dont les pays d’Europe et les États-Unis sont responsables, parce que ces pays consomment les produits engendrés par cette pollution.

 

Bien entendu, les gens résistent instinctivement à l’idée que leur consommation puisse avoir des limites. Le cours naturel de l’évolution a progressivement forgé ces instincts qui nous poussent à consommer toujours plus, mais ces mêmes instincts ne vont pas faire disparaître les limites à croissance. Même lorsque la nature n’est pas soumise à l’intervention humaine, les instincts deviennent parfois contre-productifs. L’agression, par exemple, existe parce qu’elle possède une valeur de survie, mais dans certains contextes l’agression devient destructrice. Les instincts deviennent parfois nuisibles lorsque le contexte se transforme. Lorsqu’une espèce a atteint les limites de son habitat, les instincts qui la poussent à accroître son territoire et à se multiplier deviennent un handicap.

Mais les pays pauvres n’anéantissent-ils pas leurs écosystèmes autant que les pays riches?

 

Oui, mais habituellement ces pays sont pillés et exploités par les pays riches. Toute population suffisamment nombreuse, peu importe l’endroit où elle se trouve sur la planète, est capable d’épuiser son milieu de vie, mais l’expansion industrielle des pays riches demeure la principale cause de la destruction environnementale à l’échelon mondial. Plusieurs cultures durables se sont maintenues pendant des milliers d’années, et elles auraient pu se maintenir pendant plusieurs autres millénaires, si quelques pays industrialisés ne les avaient pas colonisées. Ces puissances étrangères ont pillé les ressources des autochtones, elles ont pris des esclaves parmi eux, elles leur ont fait la guerre, elles se sont livrées à des génocides, et cetera. En cette ère industrielle où nous vivons, les nations fortunées évacuent certains de leurs problèmes en les exportant dans les pays pauvres: on y pratique de plus en plus l’extraction destructrice des ressources naturelles, l’enfouissement des déchets, les coûts sociaux étant imposés aux pays sous-développés. L’Afrique n’est pas pauvre et ses écosystèmes épuisés parce que les Africains consomment trop d’objets, elle est pauvre et ses écosystèmes en piteux état parce que l’Europe et l’Amérique du Nord l’ont pillée afin d’alimenter leur croissance économique. La Chine, le Japon et d’autres pays industrialisés participent maintenant à ce dépouillement des pays pauvres et du patrimoine international. La nature impose des limites à la croissance démographique, mais en ce qui concerne l’humanité, les principales causes de la destruction des écosystèmes demeurent le degré élevé de consommation des pays riches et l’expansion économique.

Plutôt que de nous lancer dans la décroissance, n’est-il pas préférable de nous limiter à préserver nos écosystèmes?

 

Si nos planificateurs politiques, économiques et sociaux comprenaient vraiment les écosystèmes, nous pourrions peut-être éviter plusieurs des difficultés avec lesquelles nous devons nous débattre.

 

Il faut comprendre que la décroissance n’est pas qu’un cri de ralliement ou une idée insignifiante. La décroissance est un concept naturel que notre société doit saisir, peu importe si on l’appelle décroissance, limites à la croissance, coûts de la complexité, exploitation excessive du milieu, capacité limite, coûts métaboliques, rendements décroissants de l’innovation, limites entropiques, « Heureux les doux, car ils posséderont la terre », ou « Consommer moins pour mieux vivre », comme le disait Arne Naess.

 

Le problème, pour la société, n’est pas que ces idées soient trop compliquées ou erronées, c’est qu’elles dérangent les riches et les puissants. Chacun espère davantage. Les millionnaires veulent devenir milliardaires. Plus une poignée de particuliers accapare et thésaurise, moins il en reste pour les autres. D’un autre côté, au fur et à mesure que nous apprendrons à partager et à vivre modestement, nos écosystèmes sauront se rétablir et nous donner les trésors que la nature peut nous offrir. La meilleure stratégie que les pays pauvres puissent adopter pour ne pas s’enfoncer davantage dans l’ornière de la pauvreté consiste à mettre leurs écosystèmes à l’abri du pillage.

 

Le mouvement pour la décroissance préconise de mener une existence plus enrichissante en consommant moins d’objets matériels. Nous devrions faire porter notre effort économique sur la satisfaction des besoins essentiels de tous les membres de la famille humaine, au lieu d’en enrichir quelques-uns, pendant que les autres crient famine. Une fois satisfaits les besoins essentiels à l’existence, consommer plus d’objets matériels ne rend pas plus heureux. Ce qui rend heureux, ce sont les réseaux d’amitié, la famille, le voisinage, la créativité, les loisirs, l’amour, la camaraderie et les moments passés dans la nature. Tout cela peut prendre de l’ampleur sans qu’on ait à consommer beaucoup d’objets matériels. Nous devrions accorder plus de place à ces aspects de nos vies.

 

Ce dialogue public sur les limites à la croissance pourrait être le plus important du siècle en cours. Et nous ferions mieux de faire les choses comme il faut, parce que des chances pareilles, l’humanité n’en aura peut-être plus beaucoup.

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