Le journaliste Frank Drieschner n’a pas de voiture, et répare volontiers des vélos pour des réfugiés. Pour autant, il n’a pas envie d’être insulté comme « bien-pensant ».

La dernière fois que j’ai entendu le terme « bien-pensant », il était question de cyclistes. C’était dans le cadre d’un débat public sur la rénovation d’un rond-point particulièrement dangereux pour le trafic. Quelques participants cherchaient à perturber la discussion, outrés par la proposition de limiter la vitesse à 30 km/h.

« Jamais de la vie ! Cette limite va-t-elle être respectée par les cyclistes ? Non, car eux, ce sont des bien-pensants ! »

Les insultes ne sont pas des arguments

Quand quelqu’un dérange un débat public, il ne sert à rien de lui reprocher son argumentation sommaire. Reste que le terme associe l’ensemble des cyclistes à certains traits de caractère déplaisants. Est-ce qu’il vaut la peine d’en discuter ?

Non, pas vraiment. La bien-pensance est un terme utilisé pour dénigrer. Il vise à ridiculiser l’honnêteté et le respect d’autrui. Le vélo est un mode de déplacement qui présente de nombreux bénéfices. Une réalité difficile à nier sur le plan factuel. Certains préfèrent donc insulter les cyclistes en les traitant de bien-pensants. En prenant cette offense comme un argument, on lui fait trop d’honneur.

Le magazine ZEIT a publié un long article sur le pour et le contre de la bien-pensance : « énervants, mais nécessaires : les bien-pensants ». À première vue, le texte paraît équilibré. Mais il suggère néanmoins que les bien-pensants sont un groupe à part.

La colère, une réaction de culpabilité

Personnellement, l’article ne me plaît pas vraiment. Je fais partie de l’équipe de journalistes du magazine ZEIT, mais mon profil correspond assez bien à l’image détestée du « bien-pensant ». J’habite dans un écoquartier, je ne possède pas de voiture, j’achète des aliments dans une ferme biologique proche, et je répare des vélos pour des réfugiés, dans un atelier que je partage avec quelques voisins. C’est ma vie, elle me plaît et je ne la considère pas comme un effort moral particulier. Pour autant, je n’ai pas envie d’être insulté comme « bien-pensant ».

Dans un commentaire anonyme sur Internet, quelqu’un qui n’apprécie pas mon mode de vie prétend la chose suivante : j’habite dans un quartier sans voitures, ce qui fait de moi un extrémiste de gauche, qui ne s’intéresse pas au bien-être des autres. Quels sont les motifs de ces propos ? Pas difficile à deviner. Récemment, un centre de réfugiés a été construit près de chez moi. Je me suis engagé pour ce projet. Certains riverains opposés à la construction de ce centre ne me pardonnent pas cet engagement. Comme le fait de vouloir loger des réfugiés près de chez soi n’est pas une chose répréhensible en soi, les gens trouvent un autre reproche à me faire, en me taxant d’extrémisme de gauche et de froideur personnelle.

Rouler en 4×4 et manger de la viande bon marché : vraiment un acte de courage ?

Revenons au débat public sur le rond-point et les vélos. Les cyclistes sont régulièrement victimes d’accidents de circulation, et ces accidents sont régulièrement provoqués par des voitures. Et voilà que certains prétendent parler au nom de tous les automobilistes, rejetant l’idée de limiter la vitesse pour réduire les risques. Est-ce aller trop loin, que de penser que cette colère collective est en réalité une tentative de se disculper ?

Ce même schéma se retrouve un peu partout. Voitures tout terrain, voyages en avion, consommation de viande produite industriellement… Le mode de vie de la majorité est généralement une insulte à l’environnement, au bien-être animal, à la protection du climat. Alors que ces valeurs sont volontiers mises en avant – sauf au moment de monter dans sa voiture, d’acheter un morceau de viande ou de prendre l’avion ! Ceux qui se détournent de ce style de vie se placent en dehors de la communauté solidaire des opposants à la norme. Quand on n’a pas d’arguments valides, on se replie sur l’exclusion des bien-pensants.

« Espèce de bien-pensant ! »

Une autre particularité de l’insulte du « bien-pensant » est qu’elle ne se profère pas ouvertement. Les gens qui s’en servent n’ont pas le courage de mener un vrai débat. « Espèce de bien-pensant ! » Personne ne se voit directement confronté à cette injure, qui n’est articulée que par rapport à des tiers. Elle est le signe distinctif de ceux qui méprisent la norme, d’une communauté qui exclut d’emblée une confrontation sérieuse avec les arguments des « bien-pensants ».

On m’oppose que mon appréciation serait injuste. Que le débat serait le bienvenu. Sauf que les bien-pensants seraient incontestablement des idiots, des fiers, des arrogants…

Je me prête volontiers à l’exercice du débat, et je n’ai pas l’intention de défendre l’ignorance, la fierté et l’arrogance. Mais pour cela, il faudrait que ceux qui dénigrent les bien-pensants aient des arguments. Et en général, un argument qui se tient n’a pas besoin d’être accompagné d’une insulte.

S’apitoyer sur soi-même

Ce qui me dérange surtout, chez les gens qui critiquent la bien-pensance, c’est cet espèce d’apitoiement sur eux-mêmes. Ils prétendent parler au nom d’une majorité écrasante, en ridiculisant la minorité. En même temps, ils se présentent comme des victimes. « Peine de mort pour les propriétaires de BMW », voilà le genre de chasse aux sorcières à laquelle ils imaginent être confrontés. Rouler en 4×4, prendre l’avion, manger de la viande bon marché devient alors un acte de résistance. Il faut être passablement désespéré pour adhérer à ce type de logique.

Si j’avais la fibre missionnaire, comme on le reproche aux bien-pensants, je saisirais ma chance pour déclarer : « Vous n’êtes pas obligé de vivre ainsi », « Il y a des gens qui sont heureux sans 4×4 »… Ou quelque chose du genre…

Mais il se trouve que je n’ai aucune ambition de missionnaire. Ceux qui ont besoin de ridiculiser les autres, pour supporter leur propre mode de vie dévastateur, ne méritent pas mieux.

 

Le rédacteur de DIE ZEIT, Frank Drieschner, travaille pour le département de Hambourg. L’histoire du titre entier sur la bien-pensance DIE ZEIT n ° 21 du 18.05.2017.
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