Les changements climatiques ne menacent pas que l’environnement, mais aussi les droits des personnes. C’est la raison pour laquelle des victimes de typhons et des organisations environnementalistes ont déposé une pétition à la Commission philippine des droits de la personne humaine. Elles y demandent une enquête sur les crimes climatiques des 50 principales entreprises actives dans le pétrole, le gaz naturel, le charbon et le ciment.


29.11.2015 (Quezon/Philippines) Lors de la marche pour le climat, près de 15'000 Philippins sont descendus dans la rue pour manifester.

29.11.2015 (Quezon/Philippines) Lors de la marche pour le climat, près de 15’000 Philippins sont descendus dans la rue pour manifester.

C’était en novembre 2013, les délégués des Etats membres de l’ONU siégeaient à Varsovie pour préparer un accord international pour la Conférence de Paris sur le climat (COP21). Naderev « Yeb » Saño, le délégué philippin, venait d’apprendre que son pays avait été dévasté par le typhon « Hayan ». Chaque année, vingt typhons balaient les Philippines, mais aucun n’avait encore été aussi violent que « Hayan ». Il a détruit de larges pans de l’archipel et tué 6’300 personnes.

Saño a réagi avec franchise et sans langue de bois politique: il a éclaté en larmes au milieu de la conférence. Les caméras sont restées braquées sur lui et son désespoir a rapidement fait le tour du monde – avec les revendications qui l’accompagnaient : « Nous refusons d’accepter que notre vie doive consister à fuir devant de monstrueuses tempêtes, à mettre nos familles à l’abri, à subir la destruction et la détresse, et à dénombrer nos morts, » a-t-il déclaré dans un discours émotionnel à Varsovie suivi de l’annonce d’une grève de la faim.

Il avait l’intention de jeûner jusqu’à ce qu’un accord significatif soit trouvé pour lutter contre les changements climatiques. Des centaines de personnes ont suivi Yeb qui est devenu l’icône d’une lutte qui plane depuis des années sur les conférences sur le climat: la lutte pour la justice climatique, la lutte entre les pays du Sud les plus touchés par les changements climatiques et les principaux émetteurs de CO2 dans le Nord.

Les plus vulnérables se défendent
Le discours de Saño a été suivi d’actes. Le 8 juin 2015, des représentants politiques et civils philippins ont rencontré des représentants de Vanuatu, de Kiribati, de Tuvalu, des Fidji et des Salomons – ce sont toutes des îles du Pacifique qui font partie du groupe de négociation sur le climat qu’est l’Alliance of Small Island States (AOSIS). C’est leur vulnérabilité qui les a réunis. Ils sont en effet tout aussi touchés par l’augmentation du niveau des océans que par l’augmentation de la fréquence et de la gravité des événements météorologiques extrêmes.

Vanuatu est en première place du World Risk Report, elle est suivie par Tonga et les Philippines. La Banque mondiale considère qu’entre 1998 et 2009, plus de 12 millions d’habitant-e-s des Philippines ont été touché-e-s par de très graves tempêtes qui ont provoqué des coûts économiques d’USD 24.3 milliards. Et de récentes études montrent que la vulnérabilité des habitant-e-s des îles du Pacifique va encore augmenter.

Des chercheurs de l’Université de Californie sont récemment arrivés à la conclusion que la force des vents des typhons est actuellement en moyenne 10% plus élevée que dans les années 1970. Leur force de destruction en a été augmentée de 33%. Les scientifiques l’expliquent en particulier par une température plus élevée de la surface des mers. L’eau contient ainsi plus d’énergie pour alimenter la force destructrice des typhons. Au moyen de modélisations les chercheurs ont en outre pu montrer que même dans un scénario climatique avec une augmentation modérée des émissions de CO2, l’intensité des typhons augmentera encore de 14 % d’ici 2100. Cela correspond à un saut dans une catégorie de dangers supérieure.

Les Etats insulaires ne veulent tout simplement pas se soumettre à ce destin. En juin 2015, ils ont signé sur le Rainbow Warrior, le navire amiral de Greenpeace, la People’s Declaration for Climate Justice. Les habitant-e-s des îles s’y déclarent solidaires les uns des autres et y désignent les changements climatiques comme principale crise économique et humanitaire de notre temps. Saño a depuis renoncé à la fonction de délégué climatique et veut maintenant se concentrer entièrement sur son engagement en faveur de la société civile. Il a annoncé avec les cosignataires vouloir porter devant les tribunaux pour la première fois les effets des changements climatiques sur les droits de la personne humaine et d’y porter plainte contre les Big Carbon Polluters. Rien de moins donc que de créer un précédent en matière de punition légale des auteurs des changements climatiques.

63% des émissions de CO2 sont le fait de 90 entreprises
Le 22 septembre il était temps, Greenpeace Asie du Sud-Est et des victimes de typhons – dont Saño – ainsi que 13 ONG ont déposé une pétition à la Commission des droits de la personne humaine des Philippines. Saño a déclaré à Greenpeace International que: « Notre appel à la justice climatique doit servir à ce que ceux qui sont à l’origine de la crise des changements climatiques doivent aussi en assumer les conséquences et les responsabilités. »

La pétition dit clairement quels sont ces responsables: ce sont les 50 plus gros émetteurs historiques de CO2 qui sont dénoncés dans le rapport Carbon Majors. En font partie des entreprises gigantesques faisant des milliards de bénéfice comme Chevron, Exxon Mobil, BP, Royal Dutch/Shell et Total, ainsi que des firmes ayant leurs sièges en Suisse comme Xstrata et Holcim. Le classement des principaux criminels climatiques se base sur une étude du Climate Accountability Institute effectuée en 2014.

Il montre que 90 entreprises actives dans le pétrole, le gaz, le charbon et la production de ciment sont responsables de 63 % des émissions industrielles de CO2 entre 1854 et 2010. Le plus incroyable c’est qu’on peut y lire que la moitié du total de 914 milliards de tonnes d’équivalents CO2 (GtCO2e) – soit après que les scientifiques eurent prouvé les risques environnementaux des combustibles fossiles et que les entreprises actives dans ce secteur étaient depuis longtemps informées de la relation de cause à effet entre les combustibles fossiles et le réchauffement de l’atmosphère de notre planète.

Les initiateurs de la pétition se basent sur le fait que les changements climatiques empêchent des millions de personnes d’exercer leurs droits fondamentaux dont le droit de vivre, de se nourrir, d’accéder à l’eau, de disposer d’installations sanitaires, de logements et d’autodétermination. « Le Conseil des droits de la personne humaine de l’ONU a reconnu que les changements climatiques provoquent de graves limitations des droits de la personne et constitue une menace pour la population et les communautés locales, » a déclaré à Greenpeace Zelda Soriano, juriste et co-auteure de la pétition. « C’est pour cela que nous considérons les changements climatiques comme une injustice sociale à laquelle les institutions et les gouvernements doivent faire face, surtout de la part de ceux qui sont responsables de la crise climatique. » Le Conseil des droits de la personne a permis de suivre la pétition. Ses auteurs craignent toutefois que le lobby pétrolier puisse faire déjouer la pétition. Ils demandent donc du soutien sur l’internet par l’intermédiaire des médias sociaux . A fin-novembre, 70’000 personnes avaient signé la pétition.

Plainte contre Exxon Mobil aux USA
Les militants philippins ne sont plus seuls dans leur volonté à vouloir traduire en justice les principaux émetteurs de CO2. Début novembre, le procureur général de New York a annoncé avoir ouvert une instruction contre Exxon Mobil après que deux équipes d’enquêteurs du Los Angeles Times et du site internet Inside Climate News ont conclu, après plusieurs mois de recherches dans des archives et d’entretiens avec d’anciens collaborateurs d’Exxon Mobil, que dans les années 1970 déjà, cette entreprise avait son propre programme de recherche sur le climat et avait dans ce cadre équipé un pétrolier pour pouvoir effectuer des mesures de CO2.

Mais malgré que la direction d’Exxon savait déjà en 1977 ce qu’il en était de la corrélation entre les combustibles fossiles et le réchauffement planétaire, durant les années suivantes, elle a quand même investi des millions en campagnes de diffamation et de confusion pour nier les changements climatiques. Greenpeace les estimes à USD 30 millions.

Suite à cela, 50 organisations environnementalistes étasuniennes ont déposé plainte auprès du procureur général. Elles ont été soutenues par Hillary Cinton, Bernie Sanders et James Hansen – le scientifique qui dans les années 1980 a rendu les changements climatiques populaires aux USA et qui depuis est régulièrement la cible de campagnes de diffamation.

La façon de faire d’Exxon est de plus en plus comparée à celle de l’industrie du tabac qui durant des décennies a nié les risques que la fumée du tabac fait courir à la santé publique – malgré de nombreuses études montrant le contraire. Mais il y a une différence importante avec l’industrie du tabac, car si fumer ne nuit qu’aux fumeurs et aux personnes autour d’eux, les mensonges des Carbon Majors détruisent en fin de compte les conditions de vie de toute l’humanité.

Samuel Schlaefli est rédacteur pour le Magazine Greenpeace