Lassée des limites de la photographie documentaire, Cristina de Middel a quitté son poste de photojournaliste. Un choix que la lauréate du Greenpeace Photo Award 2016 ne regrette pas. Depuis qu’elle imagine des campagnes fictives autour de mises en scène photographiques, elle se sent plus proche du public.

Ce n’est pas une exposition photographique, mais une cacophonie d’images que le public découvre en ce début d’année au Coalmine, le forum de photographie documentaire à Winterthour. Des centaines de photos réparties sur les salles, grandes comme des affiches ou petites comme des cartes de visite, tapissant les murs. Ici, pas la peine de chercher des reproductions luxueuses. Mais on trouve des autocollants multicolores, des aimants, des tapisseries, des calendriers bon marché, des tapis de souris informatique, des guirlandes et des bouteilles de bière. Conçue par la photographe espagnole Cristina de Middel et son collègue brésilien Bruno Morais, cette série d’images éclectiques est intitulée Excessocenus. Nous sommes bien à l’époque de l’«excessocène», marquée par les excès en tout genre. Un flot insolite de produits de marchandisage illustre bien le propos de ce projet artistique.

 

Couche d’ozone. Les études les plus récentes de l’EPFZ montrent que la couche d’ozone continue de s’amincir à certains endroits. Avec notamment pour conséquence une augmentation des cas de cancers de la peau.

S’exposer au monde

Cristina de Middel a quitté son domicile à Uruapan, dans le sud-ouest du Mexique, pour être présente à Winterthour le jour du vernissage. Elle se plaint du froid glacial de cette journée de janvier, tout en se réjouissant de la réussite de sa mise en scène. La photographe captive par sa manière d’être et son activité. À 40 ans passés, son sourire n’est pas innocent ou séducteur, il est teinté d’ironie et de sarcasme. Ce sourire que l’on ne trouve que chez les gens qui se sont exposés au monde. Une espèce d’humour éclairé qui se reflète également dans ses images. Trois quarts des sujets d’Excessocenus ont été imaginés à l’avance sous la forme d’esquisses, et les accessoires ont été amenés au Mozambique. À partir de ce travail préparatoire, Cristina de Middel et Bruno Morais ont passé des mois à chercher les personnes, les lieux et les scènes imaginées, pour réaliser leurs photographies dans le contexte africain.

Du photojournalisme à la «documentation élargie»

La manière de travailler des deux photographes est leur réponse aux limites et aux désillusions de la photographie documentaire. En 2006, après des années de photojournalisme pour des journaux locaux à Alicante et Ibiza, Le jury du Greenpeace Photo Award 2016 a choisi de soutenir la réalisation d’Excessocenus par un montant de 10 000 euros. L’idée était de produire quarante images symbolisant les problèmes dont souffre actuellement la planète. Cristina de Middel et Bruno Morais se sont rendus au Mozambique, sur la côte sud-est du continent africain. Un pays dont le gouvernement et la population aspirent au modèle de croissance occidental, malgré ses effets écologiques catastrophiques. Les deux photographes créent des mises en scène incarnant les conséquences des excès macro-économiques sur le quotidien des populations africaines. En faisant le tour des salles, Cristina de Middel s’arrête devant une tapisserie montrant un homme de haute taille habillé d’un costume de superhéros rouge et jaune.

Il pose devant un terrain brûlé, dont la fumée se dégage encore. La photo a pour titre L’être humain et le feu et peut être comprise comme une allusion au défrichage par le feu pour les plantations d’huile de palme ou de soja. «C’est un costume que nous avions amené du Mexique. À Maputo, en longeant la côte en voiture, nous avons aperçu cet homme, debout devant un champ qui brûlait. C’était exactement l’image que nous avions en tête. Nous lui avons expliqué le projet, en lui demandant s’il était disposé à enfiler le costume et à poser pour la photo. Et nous lui avons donné une rémunération. Tu vois, notre travail est assez ‹punk›, un mélange de photojournalisme sauvage et de photographie de mode finement réglée.»

Cristina de Middel suit une formation complémentaire pour correspondants de guerre. Pendant ses vacances, elle réalise plusieurs reportages sur des catastrophes humanitaires, afin de témoigner de la misère et de la détresse.«La première fois que je me suis rendue en Haïti avec Médecins sans frontières, j’ai rendu visite à une femme à l’hôpital. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’argent pour payer les médicaments et nourrir sa famille. Je lui ai répondu: ‹Mais je vous aide, en prenant des photos!› J’ai soudain compris la bêtise et la cruauté d’une telle attitude. Je n’étais pas sur place pour aider. J’étais là pour faire des photos que je pourrais ensuite vendre. Ce conflit m’a fait perdre confiance dans les médias. J’ai compris que je devais changer.»

 

Mutations génétiques. La pollution industrielle des rivières et des océans induit des mutations génétiques chez certains animaux et dégrade les écosystèmes sur le long
terme.

En 2010, la photographe démissionne de son poste, quitte son compagnon et s’échappe de son ancienne vie. Elle se retrouve en Chine et se met à expérimenter. Le travail de cette phase d’exploration donnera lieu à la publication, en 2012, de la série photographique The Afronauts, qu’elle édite à son propre compte. Il s’agit d’une reconstitution de la mission spatiale zambienne des années 1960, qui s’est soldée par un échec. La série photographique rencontrera un grand succès et gagnera même le Infinity Award du Center of Photography de New York. C’est en 2015 que Cristina de Middel rencontre Bruno Morais, qui est aujourd’hui son conjoint. À Rio de Janeiro, elle veut photographier les bidonvilles selon une esthétique sous-marine rappelant Cousteau: son projet s’appelle Sharkification. Bruno Morais a grandi dans les favelas et travaille alors comme photographe de presse. Son Colectivo Pandilla vise à former les jeunes des bidonvilles à la photographie et à leur donner une perspective d’avenir. Comme Cristina de Middel, il se pose des questions sur son métier, sur les clichés toujours pareils que ses clients lui demandent, par exemple les photos spectaculaires des descentes de police visant à «nettoyer» et «pacifier» les quartiers pauvres avant la coupe du monde de football.

Outre une certaine frustration par rapport au travail strictement documentaire, les deux photographes partagent une passion: leur fascination pour l’Afrique. «Ce serait génial de pouvoir montrer Excessocenus en Afrique. La photographie et l’Afrique, c’est un immense malentendu, porteur d’une multitude de stéréotypes. Nous voulons au contraire démonter les clichés. D’où notre pseudo-campagne publicitaire, visant à sensibiliser les Africaines et les Africains aux problèmes environnementaux.» Lorsqu’ils reçoivent l’invitation à participer au concours Greenpeace Photo Award, Cristina de Middel et Bruno Morais sont en séjour au Bénin, où ils travaillent sur les religions traditionnelles. Intéressés, les deux photographes ne veulent cependant pas produire un simple témoignage sur les destructions et les catastrophes environnementales. Ils veulent dépasser cet horizon. «Toutes ces images apocalyptiques sur l’état du monde dénoncent, mais ne contribuent pas à résoudre les problèmes. Depuis quarante ans, les photographes et les ONG ont le même langage visuel pour illustrer le désastre environnemental.

 

Ce sont des reportages dramatiques visant à inciter l’homme blanc des pays occidentaux à venir en aide aux pauvres dans les pays en développement. Mais les gens se sont lassés; ils ne réagissent plus.» Pour renouveler leur travail photographique, Cristina de Middel et Bruno Morais s’inscrivent aujourd’hui dans une démarche de expanded documentary, une approche plus vaste, qui n’est plus subordonnée au cadre factuel, mais se donne le droit d’enrichir les histoires par la fiction. En parcourant les salles du forum de Winterthour, il est vrai qu’on se pose des questions. Réalité ou mise en scène? Vérité ou imposture?

 

«La fiction est essentielle à notre compréhension du monde. En littérature et au cinéma, la fiction est une dimension acceptée depuis toujours. En photographie, par contre, il est mal vu de se détourner du dogme de la documentation. Notre travail est aussi une invitation à une réflexion critique sur la photographie et les médias, qui ne sont ni innocents ni objectifs. La vérité est multiple. Nous avons intérêt à nous ouvrir à la pluralité.»