Comment chercher à transformer le monde si l’on ne se transforme pas soi-même ? C’est la raison d’être du nouveau laboratoire de la transition intérieure, initié en août 2016 par Michel Maxime Egger. Le sociologue et éco-théologien est collaborateur de Pain pour le prochain, cette ONG qui s’engage, au Nord comme au Sud, en faveur d’une transition vers de nouveaux modèles agricoles et économiques. Entretien.

 

Pourquoi avoir créé un tel laboratoire?

Nous sommes à un moment carrefour de l’histoire de l’humanité. Le système économique dominant, croissanciste, productiviste et consumériste, qui repose sur l’illusion d’une croissance matérielle et énergétique illimitée, arrive à une impasse. Il se heurte aux limites de la planète comme de l’être humain. Face à un tel bouleversement systémique et aux menaces d’effondrement qui l’accompagnent, il ne suffit plus de réformer le système pour qu’il prenne davantage en compte des éléments sociaux et écologiques, comme le préconise le développement durable. Il faut aller au-delà et entreprendre une transition en profondeur, c’est-à-dire un véritable changement de paradigme.

 

Quelle sorte de transition?

La transition a une dimension extérieure qui s’exprime par l’émergence, sur toute la planète, d’alternatives que le film Demain: Parcourir le monde des solutions (2015) illustre à merveille. Notamment dans les domaines de l’énergie, de l’éducation, de l’habitat, de l’agriculture urbaine, des monnaies complémentaires, des éco-quartiers ou des villes en transition. Mais la transition comporte aussi une dimension intérieure. Comme le souligne le paysan, écrivain et philosophe Pierre Rabhi, toutes ces initiatives sont nécessaires mais si l’être humain n’évolue pas, ce sera un échec de plus.

 

Comment se manifeste cette transition intérieure?

Cela commence par un questionnement radical, qui va à la racine des problèmes. Nous pouvons par exemple décider de consommer moins, bio et de manière équitable, d’utiliser davantage les transports publics et de composter nos déchets. L’expérience montre que ces écogestes ne prennent véritablement leur sens et ne sont durables que s’ils sont enracinés dans l’être. Le consumérisme questionne notre idéal d’accomplissement humain. Que faisons-nous de notre puissance de désir? Cherchons-nous à la libérer de tous les mécanismes par lesquels les marchés la capturent et l’instrumentalisent?

 

Protéger l’environnement ne suffit donc pas?

Le vrai enjeu va bien au-delà de la protection de l’environnement. Il s’agit d’opérer une « révolution culturelle courageuse », pour reprendre la formule du pape François dans sa lettre encyclique Laudato si’.

 

Pourquoi l’organisation Pain pour le prochain a-t-elle décidé de s’engager dans cette voie?

Pain pour le prochain est l’une des grandes ONG suisses de développement, issue des Eglises protestantes. Nous nous engageons au Nord et au pour une transition vers de nouveaux modèles d’économie et de production alimentaire. Pain pour le prochain joue aussi un rôle de lobbying politique ; nous avons par exemple contribué de manière importante au lancement de l’initiative pour des multinationales responsables. Nous menons chaque année avec Action de Carême, dans les semaines avant Pâques, une campagne de sensibilisation de la population sur les enjeux Nord-Sud et la promotion de modes de vie responsables. En complément de toutes ces activités, nous sommes convaincus de la nécessité d’un changement radical vers un autre système. L’idée n’est pas de créer de nouveaux projets d’énergie alternative ou d’agriculture urbaine qui existent déjà, mais de mettre l’accent sur les dimensions intérieures de la transition en lien avec les racines spirituelles de Pain pour le prochain.

 

Quel sens donner au laboratoire que vous avez fondé?

Ce laboratoire a pour vocation de faire le lien entre la transformation du monde et la transformation de soi. Il propose une nouvelle manière de s’engager, celle du méditant-militant. Il est à l’interface de deux mondes : les milieux d’Eglise avec l’écospiritualité comme première porte d’entrée, et la société civile avec un accent sur l’écopsychologie. L’écospiritualité fait explicitement référence à une transcendance, à un mystère divin; l’écopsychologie explore les interrelations entre la psyché humaine et la nature, sans forcément s’ouvrir au sacré. Ce laboratoire est un lieu d’expérimentation qui, dans un premier temps, n’existe qu’en Suisse romande.

 

Vous encouragez donc les liens entre les milieux d’Eglise et la société civile?

La spiritualité peut agir comme un moteur de la transition, et inversement la transition peut aussi agir comme un moteur de renouveau spirituel dans les milieux liés aux Eglises. Le courant circule dans les deux sens.

 

Comment avez-vous procédé pour mettre sur pied ce laboratoire?

Ma première tâche a été d’identifier les personnes ou les organisations avec lesquelles je sentais un potentiel de co-création. J’ai mené jusqu’à présent plus de cinquante entretiens, une moitié dans les milieux d’Eglise, l’autre dans la société civile. L’idée est de faire émerger des partenariats. Une membrane de collaboration est en train de naître autour du laboratoire avec des personnes choisies pour leur proximité de cœur et d’esprit.

 

Dans les faits, comment se manifeste cette transition?

Si nous voulons être crédibles comme organisation dans notre engagement pour la transition, nous devons aussi revoir fondamentalement notre fonctionnement interne. C’est pourquoi Pain pour le prochain est en marche vers l’holacratie, une forme de gouvernance partagée, fondée sur de nouveaux modes d’intelligence collective. Nous avons par exemple renoncé à nos cahiers des charges et travaillons par rôles. Chacun se voit confier davantage de responsabilité.

 

Quelles sont les principales activités du laboratoire?

Elles se déploient sur plusieurs axes. Il y a d’abord des activités de sensibilisation, avec notamment des tables rondes, conférences, ateliers, la participation à des événements comme le G21, le Festival de la Terre ou Alternatiba Léman. Nous avons aussi une page dédiée sur le site web de Pain pour le prochain et une plateforme Facebook. La formation, autre activité essentielle, vise à développer nos ressources intérieures et à changer notre imaginaire pour un nouveau monde possible (voir l’infographie « Nous encourageons à agir, au Nord comme au Sud »). Cela passe par exemple par le « compostage » d’émotions très répandues aujourd’hui comme le découragement, la peur et l’impuissance, pour en faire des énergies mobilisatrices. De là devraient émerger des multiplicateurs, des personnes porteuses de la transition intérieure.

En co-création avec d’autres partenaires, le laboratoire offre de multiples activités de sensibilisation et de formation pour dynamiser et faire rayonner la transition intérieure.

 

Vous mentionnez aussi les conversations carbone. De quoi s’agit-il?

Les Artisans de la transition, une association issue de La Revue durable, ont commencé de promouvoir en Suisse une méthode développée dans le monde anglo-saxon: lors de six soirées de deux heures, des ateliers participatifs de huit personnes combinent données factuelles, discussions de groupe, exercices et jeux. L’objectif est de susciter une réduction concrète de l’empreinte carbone de chacun. Les participants sont confrontés à leurs incohérences, à leurs désirs parfois contradictoires et à ce qui en eux fait obstacle aux changement requis. Des animateurs de groupe seront formés pour lancer le mouvement. Un tel groupe a été créé autour du laboratoire.

 

Vous avez également constitué un cercle de réflexion. Quel est son rôle?

Ce cercle est composé de treize personnes de compétences diverses, dont certaines ont un lien avec le monde académique comme les universitaires Dominique Bourg, Christian Arnsperger ou Sophie Swaton. Nous tenons à être connectés à toutes les idées et expériences en cours dans le monde. Les travaux de ce cercle, encore embryonnaires, ont pour but de donner du contenu à la transition intérieure.

 

Est-il possible de tout verbaliser?

Dans la méthode de travail, nous ne cherchons pas à presser notre intellect comme un citron. Nous vivons une dynamique de groupe qui mobilise les différentes dimensions de notre être, physique, émotionnelle, intuitive, voire spirituelle, afin de nourrir ce qui plus tard s’exprimera sous une forme plus mentale. Cela suppose, dans l’espace protégé du groupe, que chacun laisse peu à peu tomber ses armures.

 

Finalement, personne ne sait vraiment ce qui va émerger de tout cela?

Nous sommes un peu comme des alchimistes qui, après avoir combiné certains métaux mis à l’épreuve du feu, observent ce qui se passe. A l’épreuve de la mise en lumière de nos expériences de vie, nous allons aussi observer ce qui se passe, en nous et chez les autres. C’est un exercice d’unité dans la diversité.

 

Propos recueillis par Philippe Le Bé

 

Sociologue, écothéologien et journaliste, Michel Maxime Egger est responsable du laboratoire de la « transition intérieure » à Pain pour le prochain. Il est co-directeur de la collection « Fondations écologiques » aux éditions Labor & Fides. Il anime le réseau www.trilogies.org qui met en dialogue traditions spirituelles et grands enjeux de notre temps. Il est l’auteur d’essais sur l’écospiritualité et l’écopsychologie : « La Terre comme soi-même » (Labor & Fides, 2012), « Soigner l’esprit, guérir la Terre » (Labor & Fides, 2015), « Ecopsychologie. Retrouver notre lien avec la Terre » (Jouvence, 2017). Désormais journaliste indépendant, Philippe Le Bé a précédemment collaboré à divers médias : l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS (Radio), L’Hebdo, et Le Temps. Il a publié deux romans: « Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire) et « 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre).